
Références
- Titre : « Interrogeons l’expert martial : “Ma manière de mouvoir le sabre”, Otake Risuke (Katoir shinto ryu) »
- Titre original : « Bujutsu-ka ni kiku, “watashi no kodawari no hitofuri” Ōtake Risuke (Katori shintō-ryū) / 武術家に聞く、“私のこだわりの一振り” 大竹利典(香取神道流) »
- Auteur : Otake Risuke
- Revue : Gekkan hiden (月刊 秘伝) n°297, 09/2012, p.24-29
- Traduction : Katori-ressources
Catégorie : interview
Thème : le sabre japonais
Ma manière de mouvoir le sabre
Sommaire
Introduction
[traduction partielle] Nous avons interviewé maître Otake qui possède le titre de “trésor culturel vivant” et qui est aussi un expert incomparable de sabres. Nous allons avoir son appréciation sur les sabres.
Un musée de sabres japonais célèbres !?
Journaliste : Si l’on parle des cinq gokaden1, quel est votre préféré maître Otake ?
Otake Risuke : Ce sont les objets qui viennent de Bizen que je préfère car leurs produits sont difficiles à casser comme celui-ci par exemple.
Journaliste : Le maître nous a présenté un objet de Bizen forgé par Osafune (長船) [Figure 1]. Ce fut une grande surprise car il s’agit d’un sabre rare classé “sabre important” (Jūyō tōken)2. Il est bien entretenu, très joli, mais il y a une puissance qui se dégage de cette beauté. Maître Otake en tant que pratiquant de bujutsu ne parle pas de beauté mais du côté pratique. C’est l’avis d’un utilisateur.
Otake Risuke : Le célèbre forgeron Suishinshi Masahide (水心子正秀) a examiné de manière approfondie les katanas de la fin du bakufu de Kamakura. Ce fait est bien attesté par des documents historiques. Il a cherché à déterminer quels étaient les sabres qui se cassaient facilement et quels étaient ceux qui étaient plus difficiles à briser. Les objets de Sōshū étaient faciles à casser alors que ceux de Bizen étaient difficiles. Je suppose que ces derniers étaient plus souples. Les fours de Sōshū devaient avoir une température plus élevée. Les katanas résistants sont ceux qui sont chauffés plus doucement comme à Bizen, sans être aussi cuits.
Journaliste : Le maître nous a montré un autre sabre forgé par Ryokai (了戒), célèbre forgeron d’une école nommée Rai (来) [Figure 2]. Il est d’une apparence modeste, son esthétique n’est pas la même que celle du sabre d’Osafune.
Otake Risuke : Il est un peu court, mais il est facile à utiliser. Dans un combat, on est très embêté si le sabre se casse, mais on peut continuer à combattre si le sabre est seulement tordu, mais brisé, c’est fini.
Journaliste : Nous avons vu une série de sabres célèbres. Maître Otake Risuke, shihan de l’école Tenshin shoden Katori shinto, est un spécialiste des arts martiaux (bujutsu) qui possède le titre de “trésor culturel vivant”. De plus, c’est un expert en sabre qui a travaillé pendant trente ans en tant que membre du comité d’expertise des armes et des sabres de la préfecture de Chiba. Ainsi, il est un connaisseur de sabres sans égal.
Otake Risuke : Depuis mon enfance, j’adore les katanas, je m’amusais avec des jouets. Quand j’ai eu 15 ans, le vieux monsieur qui habitait dans le tabac en face de chez moi m’a montré un vieux wakizashi rouillé. Je lui ai dit que j’aimerai bien l’avoir. “Si tu le veux vraiment, je te le vends 5 yen”. C’était l’époque où tout coûtait moins d’un yen. J’ai mis six mois pour économiser et enfin, j’ai pu l’acheter. J’ai utilisé une pierre pour le poncer, puis j’ai coupé une centaine de bambous avec (rires).
Journaliste : Maître Otake commença le bujutsu à l’âge de 17 ans.
Otake Risuke : Le petit sabre coupait bien. Il a été forgé par un artisan célèbre, Iga-no-kami Kinmichi (伊賀守金道), première génération. Il fait partie d’une commande de Tokugawa Ieyasu qui ordonna la fabrication de mille sabres en trois mois. Il les réalisa. C’est pour ça qu’il coupait très bien. Je l’ai porté comme sabre militaire pendant la guerre. Après la guerre, les katanas ont été confisqués. Le poste de police qui conservait mon sabre a brûlé et le sabre a été détruit.
Journaliste : C’est dommage ! Mais, l’expérience acquise avec la coupe d’une centaine de bambous a créé une base martiale solide.
Otake Risuke : Je pense que le sabre japonais est très bien fait. Quand on coupe, il y a un mouvement de recul. On coupe en tirant la lame vers l’arrière. Nous, Japonais, nous sommes un peuple d’agriculteurs. Dans les champs, on utilise la houe (鍬 / kuwa) et la faucille (鎌 / kama) en reculant. Donc, notre corps est naturellement habitué aux mouvements de recul.
Journaliste : Je suis impressionné par tous les sabres très importants, c’est un véritable musée de sabres célèbres ! À ce propos, les sabres qui figurent sur la couverture du magazine appartiennent tous à Otake Risuke. Le maître possède même cet objet [Figure 3]. Cette pipe a été réalisée par un orfèvre très célèbre Jugakusai Masayoshi (寿岳斎政美) pour Tokugawa Yoshinobu. Il y a une relation avec le sabre car cet orfèvre a également fabriqué des tsuba (鍔) qui se revendent plusieurs millions de yen. Je suis un peu terrifié !

“Le sabre qui protège le corps”
Journaliste : Maître Otake nous a montré un autre objet, un sabre qui n’a pas de tsuba qui porte le nom de “sabre qui protège le corps” (mi wo mamotte kureru ken).
Otake Risuke : Je l’ai acheté quand j’étais jeune. Ce “sabre sans tsuba” (tsuba-nashi-no-tachi) a été utilisé par Uesugi Kenshin. Comme il est né lors de l’année du Tigre, il y a des motifs de tigres sur la monture du sabre. Je suis moi aussi de l’année du Tigre. Celui-ci est un wakizashi [Figure 4]. Il s’agit d’une copie, le sabre de Kenshin était plus long. Cette copie n’est pas de très bonne qualité. Le nom gravé du forgeron est Yoshimitsu (吉光). Yoshimitsu était un célèbre forgeron de l’époque de Kamakura. Une partie des membres de son école s’est installée dans la région de Tosa (土佐). Cette copie provient de Tosa. Si ce sabre provenait de la maison principale, le nom du forgeron aurait été écrit entièrement : Awataguchi Toshiro Yoshimitsu (粟田口藤四郎吉光) et il serait classé “trésor national”. Il y a une petite anecdote au sujet de ce sabre. Quand Tokugawa Ieyasu avait 32 ans, il a porté ce sabre – le vrai – lors de la bataille de Narashino. Il perdit et s’enfuit avec deux soldats à Mikawa où il tenta de se suicider avec ce célèbre sabre en disant à ses soldats : “Ne donnez pas ma tête à l’ennemi mais emportez-la”. Il a tenté de se suicider mais ses mains sont restées paralysées. Il n’y arrivait pas. Près de cent ans avant, un autre soldat, Hatakeyama Masanaga (畠山政長), s’était retrouvé dans la même situation. Il a voulu lui-aussi se suicider avec ce sabre forgé par Yoshimitsu mais ses mains sont restées paralysées. Voilà pourquoi ce sabre porte le nom de “sabre qui protège le corps”. Le soldat a alors jeté le sabre qui en retombant a percé un yagen (薬研)3. C’est une histoire très connue et Tokugawa Ieyasu s’en est souvenu. Il a pensé : “On me demande de ne pas mourir maintenant”. Puis, il a raconté cette histoire à tous les daimyō : “Yoshimitsu est un sabre qui protège le corps”. Dès lors, tout le monde veut obtenir un sabre de Yoshimitsu, mais ils ne sont pas nombreux. Les personnes peuvent obtenir une copie de Tosa. Moi aussi je me suis contenté d’une copie de Tosa (rires). Cette copie de Tosa n’est pas grand-chose, mais c’est mon porte-bonheur (takaramono 宝物).
Le sang et le sabre
Journaliste : Nous avons le privilège d’interviewer maître Otake, mais c’est un peu dommage de regarder seulement des sabres. On va se déplacer dans le dojo à côté pour observer de vrais mouvements. Quand on regarde une série de mouvements de l’école Katori shinto, la première chose qui attire l’oeil c’est le mouvement particulier de chiburui (血振). Chaque école possède son propre geste. L’école Katori shinto tourne avec une très grande vitesse la poignée du sabre. C’est tellement rapide qu’on ne comprend pas bien ce qui se passe.
Otake Risuke : C’est une technique propre à notre école. Avec la main gauche, on tient la poignée et avec la main droite on tourne le sabre une fois puis on frappe la poignée avec la main droite [Figure 5].
Otake Risuke : De cette manière, je me suis demandé si on pouvait vraiment se débarrasser du sang. J’ai fait un test en mouillant un sabre avec de l’eau. Mais ce n’est pas possible de se débarrasser complètement de l’eau. Pour le sang, il faut l’essuyer. En ce qui concerne les rainures dans la lame (樋 / hi), on dit qu’elles servent à écouler le sang. Mais cela ne se fait pas comme ça, mais elles offrent un avantage pour la solidité.
Journaliste : Un avantage ? C’est peut-être plus léger, mais j’ai l’impression qu’au contraire, le sabre devient plus fragile ?
Otake Risuke : Vous pensez comme ça, mais j’ai un exemple avec lequel vous allez tout de suite comprendre, pensez aux rails de train. Ils sont en forme de H n’est-ce pas ? Si ils étaient complètement pleins, au contraire, ils se tordraient. De la même manière, grâce aux rainures, la lame est difficile à tordre.
Journaliste : C’est la première fois que j’entends parler de ce principe de structure. Je ne savais pas que ça existait.
Otake Risuke : Au sujet du sang, on pense également à l’action de “koi guchi wo kiru” (鯉口を切る, “couper/ouvrir la bouche de la carpe”). En faisant cette action de koi guchi wo kiru, beaucoup de personnes se sont coupé le pouce, car ces personnes mettent le pouce sur la lame. Dans notre école, on le pratique de manière différente [Figure 6].
Journaliste : Pour entrer dans l’école Katori shinto, même maintenant, on doit signer de son sang (keppan) un contrat. C’est avec le koi guchi wo kiru que l’on se coupe un peu le pouce ?
Otake Risuke : Le keppan de notre école s’effectue de la manière suivante. On coupe un tout petit peu l’annulaire de la main gauche du côté où pousse l’ongle. Sur le sang, on met le pouce de la main droite et on fait le tampon. Dans notre tradition cet endroit est nommé “l’endroit le plus proche du coeur”. Il est difficile à abcéder. On dit que si on stimule l’annulaire, on active beaucoup d’hormones et on peut avoir beaucoup d’enfants. J’ai conseillé à un couple qui n’arrivait pas à avoir des enfants de stimuler l’annulaire et ils ont eu des enfants. J’ai plusieurs exemples comme cela. Si on met un anneau à ce doigt-là c’est qu’il y a un lien avec cette histoire. En tout cas, ce genre de connaissances est transmis depuis plusieurs centaines d’années dans cette école.

“Quand on dégaine, on tranche”
Journaliste : Maître Otake nous a montré le iai. C’est tellement rapide, tel un frissonnement.
Otake Risuke : Si on porte le sabre en “tachi-sage” (太刀下) on ne peut pas dégainer par le bas. Si on porte le sabre en “ken-sashi” (刀差し), on peut alors dégainer rapidement dans n’importe quelle position [Figure 7]. Dans le iai quand on fait le mouvement de tirer la saya, il faut déjà avoir atteint l’ennemi. Se mettre en garde fait partie du kenjutsu, ce n’est pas du iai. Le iai c’est ce qui se passe avant de se mettre en garde. Cette vitesse est permise grâce à la manière de mettre le sabre la lame en haut.

Journaliste : Les mouvements de maître Otake sont en tout cas très libres. Pour essayer, je lui ai demandé de brandir le sabre dans toutes les directions de manière aléatoire. Ça ne s’arrêtait pas. Les actions se suivaient sans arrêt [Figure 8].
Otake Risuke : Le zanshin est très important. Ce n’est pas seulement couper et puis c’est fini. Il est indispensable de prévoir l’action suivante. Pour cela, il est très important de bouger naturellement, sans force.
Journaliste : C’était beau. Bien sûr, le sabre est très beau, mais je n’imaginai pas que des mouvements puissent être aussi beaux.

Notes originales de l’article
1 Les plus célèbres forgerons de sabres anciens (古刀, kotō) viennent de cinq régions : Yamato (大和), Yamashiro (山城), Bizen (備前), Mino (美濃) et Sōshū (相州). Ces cinq régions sont nommées gokaden (五ヶ伝, “les cinq traditions”) et ont transmis chacune ses spécificités dans la manière de forger les sabres.
2 Les sabres sont classés en quatre catégories suivant leurs qualités : tokubetsu jūyō tōken 特別重要刀剣 (« particulièrement important »), Jūyō tōken 重要刀剣 (« important »), tokubetsu hozon tōken 特別保存刀剣 (« à préserver particulièrement ») et hozon tōken 保存刀剣 (« à préserver »).
3 Le yagen (薬研) est un outil de broyage en pierre utilisé en phytothérapie, au Japon. Il utilise une roue que l’on fait aller d’avant en arrière pour écraser les ingrédients.